Je déteste transformer ce blog en rubrique nécrologique. Mais après Montserrat Figueras et Alain Recordier, j’ai appris par un article du Monde de Renaud Machart la disparition du maître Gustav Leonhardt.
Alors même si cela ne fera encore pas les gros titres du 20h, il faut affirmer qu’il a été celui par qui la révolution de la musique ancienne est arrivée, au même titre que Nikolaus Harnoncourt, David Munrow, ou Thomas Binkley et Jordi Savall, chacun dans leur domaine de prédilection respectif. Pour Gustav Leonhardt, ce fut le clavecin qui fut enfin considéré comme un instrument majeur grâce à lui et non pas comme un ersatz de pianoforte mal dégrossi. Et cela parce qu’il a su faire chanter la musique sur cet instrument comme personne avant lui. Et heureusement, comme beaucoup après qui lui ont emboité le pas.
Je me souviens encore des concerts que j’allais voir de lui sur Paris, ou je me retrouvais dans la même rame de métro qu’un Pierre Hantaï qui venait le voir aussi ! Gustav Leonhardt mérite le titre de maître que je lui donne plus haut, car justement, il a joué un rôle de passeur, tant dans l’enseignement, que dans la redécouverte de pans oubliés de répertoire (j’écoute en ce moment même son second disque consacré à Johann Jakob Froberger qu’il m’a fait découvrir comme à des milliers de mélomanes dès son premier enregistrement 1962 (!) pour Harmonia Mundi) ainsi que par la publication d’un ouvrage consacré à l’art de la fugue de Johann Sebastian Bach.
Puisque l’on parle de Bach, c’est évidemment ce compositeur qu’il aura le plus illustré au disque. J’ai encore un frémissement rétrospectif lors de ma découverte de la fantaisie chromatique et fugue sous les doigts du maître hollandais ! Quel adéquation pour moi entre la hauteur de vue du compositeur et de cet interprète. Ma femme se souvient encore des 500 kms aller-retour faits pendant les vacances une année pour aller l’entendre jouer à l’abbaye de St Guilhem le désert où il avait interprêté de façon magistrale diverses pièces de Bach, dont une de ses propres transcriptions de sonates pour violon seul au clavecin.
Ce qui m’a toujours frappé dans ses interprétations, c’est l’extrême lisibilité des voix, dans la musique si riche de Bach, qui rendait l’oeuvre à l’écoute évidente, tout en lui laissant sa richesse et sa complexité visible. Et les mots qui me viennent naturellement en tête quand je pense à ses enregistrements, c’est non pas austérité, dont on l’a souvent affublé, à tort, mais au contraire fulgurance (2è prélude du clavier bien tempéré de Bach), noblesse (son disque Louis Couperin chez Harmonia Mundi), architecture (son concerto italien de Bach), gravité (ce premier disque de Froberger chez Harmonia Mundi), virtuosité (son Scarlatti chez DHM ou son Duphly pour Séon), probité (Suites anglaises de Bach chez Séon).
Je crois que je n’ai jamais autant écouté des disques que ceux de ces partitas de Bach (HM) d’abord en 33T, puis en CD. C’est l’un des sommets de la musique enregistrée (meilleur pour moi que sa seconde version pour Virgin où de nombreuses reprises manquent). Et je ne peux plus écouter toute cette musique autrement qu’au clavecin depuis ma fréquentation assidue des enregistrements qu’il a réalisés (comme ceux du regretté Scott Ross, inoubliable lui aussi dans Domenico Scarlatti, Jean-Philippe Rameau, François Couperin et pour moi tellement complémentaire de la discographie de Gustav Leonhardt). J’ai failli travailler le clavier vers 17 ans, après tant d’heures passé à écouter la musique qu’il avait enregistrée, mais mon emploi du temps ne m’a pas permis de le faire vraiment et je reste hélas seulement un auditeur. Mais je suis toujours capable, comme à Saintes, de passer une demi-heure rien qu’à écouter un claveciniste s’accorder (Trevor Pinnock a vraiment dû se demander ce qui se passait ce jour là :-))
N’oublions pas non plus ses apports en tant qu’animateur d’ensemble. Quelle messe en si de Bach d’une majesté, d’une ferveur que peu d’autres que lui peuvent se permettre. Et que dire de son Requiem de Biber !! J’ai encore le frisson de la fois où je l’ai entendu en concert, et où il avait demandé à ne pas applaudir à la fin du concert. Le silence qui s’en est suivi, la concentration qui avait été accumulée par le public était simplement d’une densité palpable.
Ce maître artiste a dédié sa vie à la musique, jusqu’à en faire le sacrifice en se produisant jusqu’à la fin. Il m’a fait aimer le clavecin plus que mon propre instrument (la flûte à bec qu’un Frans Brüggen a si bien illustré avec son accompagnement). Il a contribué à graver une intégrale des cantates de Bach qui a fait date et reste, par sa diffusion sur France Musique par Jacques Merlet, une de mes nombreuses initiations à la musique, de celles qui vous marquent pour la vie. Et il laisse un corpus d’enregistrements pour le clavecin et l’orgue qui est toujours la base d’un discothèque idéale.
Alors, à l’heure où votre descente et arrêt brutal sur le clavier qui illustre la chute de Mr Blancrocher résonne à mes oreilles en fin de disque, un grand merci pour tout ce que vous avez apporté, Monsieur Leonhardt, à la musique et puisse le son de vos enregistrements longtemps susciter des vocations de mélomanes, d’amateurs et de professionnels. Ils ne pourraient mieux choisir leur modèle.